« Comme ils la connaissaient mal ! Et
quel manque de respect ! », se dit Julio tout bas en examinant du
coin de l’œil les trois couronnes d’œillets jaunes, ceintes de ruban satiné et
lettres dorées, tandis qu’il se frayait un passage entre les essaims de proches
endeuillés qui chuchotaient comme s’ils récitaient le rosaire dans un ronron
machinal. Dissimulées sous son costume noir bien taillé, deux auréoles à
l’odeur acre éclaircissaient les dessous de bras de sa chemise blanche, mais
seul l’éclat de ses boutons de manchettes aurait pu détourner sur lui
l’attention de ceux qui étaient présents.
Pelotonnée entre les coussins noirs du canapé
principal du salon, son chignon mousseux comme un gros
flocon de neige et sans avoir encore pris conscience de ce qui était arrivé, la
mère de Victoria esquissait un sourire mécanique au contact des caresses sur
ses épaules abattues. Elle acquiesçait, comme un petit chien articulé qui
dodeline de la tête, en écoutant distraitement les mots de consolation des
parents et amis qui défilaient devant elle, lui présentant leurs plus sincères
condoléances pour la mort de sa fille cadette.
Julio se retira dans le coin le plus discret de la
résidence funéraire, près de la fenêtre. Il tourna les talons de ses chaussures
vernies à bout carré et posa le front sur la vitre froide. Le ciel, engageant du
fait de sa proximité apparente et de sa luminosité, ressemblait à celui des
jours précédents. Julio concentra son regard sur les contours d’un nuage, y repérant
des silhouettes que lui seul voyait, afin d’atténuer le brouhaha du salon qui
l’acculait comme le vol d’un rapace au-dessus de sa proie.
Ses pupilles oscillèrent dans l’azur matinal et
les pouces et les index qui soutenaient son menton tremblant, tels de précaires
béquilles, abandonnèrent un moment leur poste pour aller essuyer furtivement
une larme.
Devant le cercueil de Victoria, Julio Olazábal se souvient des dernières images qu’il garde d’elle, de la matinée qui
précéda sa mort : Victoria descendant de sa voiture à hauteur du kilomètre
136 de la nationale 11 avec un grand sac vide ; Victoria tendant le bras
pour lui donner le manuscrit de son roman tout en lui disant qu’elle allait
s’en sortir, que tout irait bien pour elle, qu’il fallait qu’il s’en aille,
qu’il parte…
Au fil des pages de ce roman qui nous intrigue – tant
par l’histoire que par la construction narrative habile de son auteure –, Julio
Olazábal va refaire comme il le peut le parcours de la vie de
Victoria Santillán : sa recherche d’identité à travers un exil
volontaire aux États-Unis et son besoin de démentir ou de confirmer une rumeur
qui implique son père dans la disparition de personnes assassinées au cours de
la dernière dictature militaire en Argentine… entre autres choses.
Situé sur la délicate frontière qui, nous le
savons, sépare la réalité de la fiction, « Cuando yo te vuelva a
ver » renvoie le lecteur à un passé immuable depuis un présent où il est encore
possible d’y poser un regard différent…